Le décor a tellement changé en presque un siècle que ses invités ne mesurent pas toujours la force du symbole. Peu importe : cet officier de police parisien prend soin de réserver LA table. Celle qui, une fois dressée, ne paie pas de mine. Celle où, croient savoir les initiés, dînait Jean Jaurès le soir de son assassinat, le 31 juillet 1914. "J’aime me sentir porté par l’histoire pendant mes rendez-vous professionnels importants. Je suis fils d’ouvrier, je ne veux pas risquer d’oublier d’où je viens", s’enflamme le policier.
Le café parisien du Croissant, actuel repaire pour déjeuners de cadres dans le quartier de la Bourse, conserve les traces de son passé tragique. Outre la plaque commémorative apposée sur la façade, l’établissement abrite un autel à la gloire du leader socialiste. Dans la vitrine figurent notamment les unes des 31 juillet et 1er août 1914 de l’Humanité, le quotidien fondé par Jaurès. À terre, une mosaïque pointe l’endroit exact où il est tombé. "Tout ce décor n’est pas factice. C’est important de célébrer la mémoire d’un homme politique pas comme les autres. Son idéal, de paix, de liberté, d’égalité, ses préoccupations sociales." Comme ce "flic de gauche", ils sont nombreux à faire le pèlerinage du Croissant. Le 31 juillet dernier, jour anniversaire de la mort de Jean Jaurès, un de ses arrière-petits-neveux est venu déposer une rose à sa mémoire. Chaque année, la Société d’études jaurésiennes y tient son assemblée générale. Sans parler des nombreuses réunions d’intellectuels.
"Il a mangé rapidement, tout entier à ses pensées"
Le 31 juillet 1914 est un beau jour d’été. Alors que, partout en Europe les nationalismes s’échauffent, les Parisiens ne rêvent que de quitter la capitale. L’historien Jean-Pierre Rioux a reconstitué en 2003, dans la revue L’Histoire, l’atmosphère de cette journée : "Ce vendredi n’a rien d’une veillée d’armes […]. Il clapote dans un autre temps, qui n’est pas l’effroi mais qui n’est plus tout à fait le coeur léger." Comme en écho, Jaurès le pacifiste, lancé dans une croisade contre le conflit qui menace d’embraser le continent, soupire ce matin-là dans les colonnes de l’Humanité : "Le plus grand danger […] est dans l’énervement qui gagne, dans l’inquiétude qui se propage."
Dans la soirée, Jaurès, 54 ans, sort dîner avec ses collaborateurs. Il a ses habitudes au Croissant, situé à deux pas du journal, où se retrouvent également les rédacteurs ennemis de l’Action française. Après le souper, celui qui est aussi député du Tarn a prévu de remonter écrire l’éditorial antiguerre qu’il rumine depuis le matin. Pour l’heure, on refait le monde en meilleur sur les banquettes de moleskine. "Jaurès a mangé rapidement, tout entier à ses pensées, s’efforçant de donner le maximum d’efficacité à son effort désespéré en faveur de la paix", témoignera Jean Longuet (1), un de ses camarades. Pierre Renaudel, un autre convive, précise : "Préoccupé, il laisse pourtant cours à sa bonne humeur, faite d’équilibre, de simplicité, de bonté et d’esprit malicieux."
Petite reconstitution pour les touristes
À 21h40, deux coups de feu claquent. Le fondateur de l’Humanité s’effondre. Il a été abattu à bout portant par une main qui s’est glissée par la vitre ouverte. "Au milieu du tumulte dont le café s’emplit, je regarde Jaurès, dont la tête est là, inerte, sur mes genoux, poursuit Pierre Renaudel. Jaurès a été surpris en plein sourire, la trace en est encore sur ses lèvres […]. Jaurès est maintenant couché sur la table voisine, les battements de ce grand coeur s’affaiblissent et cessent, comme toute pensée de ce vaste cerveau foudroyé est abolie." L’annonce, terrifiante, de la fin intervient à 22 heures. "Messieurs, M. Jaurès est mort", lance le médecin accouru sur les lieux. "Ils ont tué Jaurès!" Le cri de désespoir retentit au coeur de ce qui était alors le bouillonnant quartier de la presse. Un peu plus tard, une ambulance ramène le corps du député à son épouse, Madeleine, à leur domicile de Passy.
Johann, le barman de l’actuel Croissant, prétend s’être laissé pousser la barbe en hommage à Jaurès. Sans doute n’est-ce qu’une plaisanterie, mais à force d’entendre les clients vanter le courage et le talent du député, le jeune homme de 24 ans a fini par s’intéresser à son destin. Il a même composé une petite reconstitution historique à destination des touristes américains : "Je raconte tout et, à la fin, je tombe à terre, les yeux fermés." C’est à lui que les érudits confient leur passion jaurésienne ; c’est auprès de lui que les descendants de l’assassin viennent, à leur tour, tenter de réécrire le passé. "J’en ai eu deux très récemment. Ils ont essayé de me convaincre que leur ancêtre n’était pas le salaud qu’on a dit. Pour eux, il a été armé par d’autres…" Qui a tué Jaurès? Cela n’a jamais été une énigme. Au moment où la main meurtrière abat le tribun socialiste, un gardien de la paix fait le planton face au café. Ce dernier aura tôt fait d’arrêter Raoul Villain, un étudiant un peu perturbé dont l’esprit a été chauffé à blanc par la presse nationaliste dans laquelle Jaurès est menacé de mort sans relâche. Le 29mars 1919, il sera acquitté dans un contexte de fort nationalisme.
Ancien rédacteur en chef de l’Humanité, Charles Silvestre a consacré un ouvrage au fondateur de son journal (2). Pour lui aussi, la vraie question est : "Qui a armé le bras de Villain?" La réponse est loin d’être simple : "Il y a ceux qu’on ne distingue pas clairement, les services secrets des pays ennemis. Il y a surtout ces journaux qui ont nourri la haine. Ce sont des assassins de papier." L’assassinat bouleverse le monde ouvrier, mais le désordre redouté par le président du Conseil, René Viviani, ne se produit pas. La mobilisation générale est décrétée le 1er août. Les faubourgs seront fidèles au drapeau tricolore. "J’ai vu ce mort puissant le soir d’un jour d’été […] / J’ai vu ce mort auguste et sa chambre économe […] / Ce dormeur grave en qui s’engloutissait la paix", écrit, le 3 août 1914, la poétesse Anna de Noailles. Le lendemain, tous se pressent autour du cercueil fleuri installé devant la mairie du 16e arrondissement.
Y compris Maurice Barrès, le président de la Ligue des patriotes. Ce dernier prend la plume pour consoler la fille de Jaurès : "J’aimais votre père alors même que nos idées nous opposaient l’un à l’autre et que je devais résister à la sympathie qui m’entraînait vers lui. L’assassinat sous lequel il succombe, quand l’union de tous les Français est faite, soulève un deuil national." Devant le catafalque, Léon Jouhaux, secrétaire général d’une CGT encore officiellement hostile à la guerre, offre le ralliement de son organisation à la politique de défense nationale. "Son enterrement a été un moment politique très fort. L’union sacrée s’est faite autour de Jaurès", rappelle l’historien Gilles Candar, meilleur connaisseur actuel de l’élu du Tarn (3).
Une figure encore présente aujourd’hui
Presque un siècle après sa mort, les pèlerins du Croissant ne l’ont pas oublié. Mais, au-delà du café, pourquoi sa figure est-elle aussi présente aujourd’hui? Pourquoi les milliers d’articles publiés dans l’Humanité ou La Dépêche du Midi, pourquoi ses discours à la Chambre servent-ils d’inépuisable réserve à citations pour campagnes électorales? Selon Charles Silvestre, "en plus de son style de journaliste, qui est son arme secrète, c’est sans doute le réalisme extraordinaire de Jaurès qui séduit [...] : Des années avant les autres, il pressent la possibilité d’une déflagration mondiale. Il imagine même les conséquences catastrophiques de la guerre. Jaurès a un côté voyant." La meilleure preuve, parmi tant d’autres semées au long de ce mois de juillet 1914 ? Sa réaction au sortir d’une entrevue avec Abel Ferry, neveu de Jules et sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, qui eut lieu quelques heures avant sa mort : "Vous êtes victimes d’une intrigue russe […]. Nous vous dénoncerons, ministres à la tête légère. Dussions-nous être fusillés."
Comme l’historien Jean-Jacques Becker dans un article datant de 2006, beaucoup font l’hypothèse que c’est à "cause de sa capacité d’utopie [qu’il] est resté dans la mémoire des hommes à une place incomparable par rapport à la plupart de ses contemporains". Gilles Candar relève avec malice que la gauche aime s’y référer en période de conquête plus que d’exercice du pouvoir. "Hollande lui a rendu hommage mais une fois président, c’est Jules Ferry qu’il a mis à l’honneur. Jean-Marc Ayrault honore Aristide Briand, Manuel Valls a installé un portrait de Clemenceau dans son bureau. Une fois aux responsabilités, Jaurès, qui n’a jamais été ministre, peut gêner." L’officier de police croisé il y a quelques jours dans ce qui est devenu la Taverne du Croissant vénère, lui aussi, le rêveur, l’exalté. "À quelques heures de la déclaration de guerre, il croyait encore qu’il était possible de l’empêcher. Jaurès, c’est la preuve que le souffle de la vie ne s’éteint jamais."